La chronique de Jacques Julliard
En bon français, c’est-à-dire en français courant, le dimanche n’est pas un jour de semaine. La semaine administrative peut bien compter sept jours, dans le vécu des gens elle compte six jours de semaine et un dimanche : c’est une sacrée nuance que l’on voudrait voir disparaître. Pourquoi ?
Il ne s’agit pas d’une argutie de vocabulaire. Si les incidences économiques de la mesure envisagée paraissent faibles, les enjeux sociaux et politiques sont considérables.
Commençons par l’économie. On essaie de nous faire croire que la mesure est destinée à lutter contre les effets de la crise, à relever « le défi de la mondialisation » (sic) et à « travailler plus pour gagner plus ». Chansons et fariboles. L’ouverture des magasins le dimanche ne créera pas 1 euro de pouvoir d’achat supplémentaire dans la population, qui réduira ses achats en semaine au profit du jour « férié ». Certes, les travailleurs du dimanche toucheront ce jour-là double salaire. Mais quand le système sera généralisé, il est clair qu’on y renoncera puisqu’il ne s’agira plus alors de compenser une contrainte particulière : jeu de dupes !
Autre question : qui paie, qui paierait ce surcroît de salaire ? Le consommateur, bien entendu. L’ouverture des magasins le dimanche va évidemment dans le sens de la hausse des prix. Il en va de même du considérable gaspillage d’énergie qu’entraînerait le nouveau système. En vérité, cette offensive du gouvernement est une entreprise en trompe-l’oeil, mal étudiée, mal discutée, un gadget pseudomoderniste qui jette le trouble jusque dans les rangs de la majorité.
En revanche, les objectifs sociaux de la mesure sont des plus clairs. Il s’agit de donner un nouveau coup au petit commerce. Loin d’encourager la baisse des prix, elle favorisera les ententes entre grandes surfaces constituées en oligopole commercial. Dans l’intérêt du consommateur, la concurrence entre les services rendus par les grandes surfaces et par ceux du commerce de proximité doit être défendue : concurrence tarifaire, mais aussi concurrence en termes de qualité et de commodité.
Surtout, il s’agit de savoir vers quel type d’urbanisme on entend s’orienter. Les villes sans centre-ville ou dont les centres-villes ont été énucléés par la spéculation sont de véritables cauchemars, des friches anxiogènes. Si l’idéal du cadre de vie moderne est de travailler à La Défense, de dormir à Sarcelles et de faire ses courses le dimanche après-midi à Belle-Epine, que l’on nous le dise tout de suite.
Il s’agit donc bien, au-delà du bavardage modernisateur, d’un véritable enjeu de civilisation. La portée symbolique et philosophique de l’offensive capitaliste est immense et n’aurait pas échappé à un Karl Marx. Il s’agit de savoir si le travail est fait pour l’homme ou l’homme pour le travail. Faire de l’homme un auxiliaire du système économique sous prétexte que the business must go on, c’est l’aliéner radicalement. De tous les « acquis sociaux » que la classe ouvrière a fini par conquérir, le repos hebdomadaire est, avec la Sécurité sociale, le plus important. Il consacre la dignité du travailleur à être autre chose qu’un travailleur, son droit, une fois par semaine, de se reposer mais aussi de voir ses amis, de prier Dieu s’il le désire, de se cultiver, de se distraire.
Certes, en tout état de cause, le principe de la reconstitution de la force de travail du salarié sera maintenu. Mais ce n’est pas de repos hebdomadaire que l’on a besoin, c’est de repos en commun. Quand la femme travaille le jour et l’homme la nuit, et qu’ils en sont réduits à baiser sur le palier, eh bien, il ne faut pas s’étonner que la vie familiale tombe en ruines. Quand les enfants restent tout le dimanche devant la télé pendant que la maman est en train de vendre des couches-culottes dans le supermarché du coin, étonnez-vous que l’éducation soit négligée.
Privé de toute concurrence, fût-ce la plus détestable, le système capitaliste est en train de poser le masque et de jeter une lueur blafarde sur ce que l’on appelait naguère encore les progrès de la civilisation.
Chronique de J. Julliard Nouvel Obs du 4 au 10 novembre 2008
1 commentaire:
Voilà un texte bien écrit, sans haine ni vulgarité. Simplement des mots que pensent aussi beaucoup de travailleurs , et pas seulement des salariés.
En effet, le repos du dimanche plaît également à une partie des employeurs, qui lui trouvent les mêmes qualités, ce qui n'a rien d'étonnant.
Ne cedons pas sur ce terrain-là ! Il suffit de regarder en Allemagne ou bien en Italie : les magasins n'ouvrent que 5 jours et demi par semaine, et encore, et le commerce marche tout aussi bien.
Ce que je n'ai pas acheté la semaine, faute d'argent, je ne l'acheterai certainement pas le dimanche.
Merci pour cet article.
Enregistrer un commentaire